La dévaluation de l'art

On produit, on publie, on diffuse. À toute heure, partout, sans limite. L’image a perdu son aura, sa rareté, son poids. Mais dans ce brouhaha visuel, quelque chose se joue : une nouvelle manière de créer, de toucher, d’exister. Moins sacrée, plus brute. Moins protégée, plus libre.

La dévaluation de l’art m’apparaît aujourd’hui comme une évidence. Et ce n’est pas forcément une mauvaise chose.

L’idée de dévaluation de l’art n’est ni nouvelle ni théorique. Elle se vit au quotidien. Dans un monde saturé d’images, où chaque instant peut être transformé en contenu et chaque contenu en signal, la notion même d’œuvre semble avoir perdu son poids. Pourtant, cette perte n’est pas simplement un appauvrissement : elle dit quelque chose de plus profond sur notre époque, sur la place du geste, de l’intention, et du regard. En tant qu’acteur de ce flux, je ne m’en exclue pas. Je tente de comprendre ce que signifie encore "faire œuvre" dans un espace où l’art et le contenu se confondent.

Les réseaux sociaux ont longtemps été, pour moi, une immense bibliothèque visuelle. L’algorithme me proposait des contenus non seulement pertinents pour mes goûts, mais utiles à ma construction en tant qu’artiste. Internet a été une école. J’y ai étudié, observé, appris à faire des liens entre les disciplines, à décoder les gestes, les codes, les langages. Une génération entière a émergé dans cette dynamique horizontale, autodidacte, stimulée par la profusion des références.

Mais avec le temps, quelque chose s’est inversé. L’algorithme ne nourrit plus, il trie. Il segmente, pousse à la compétition, hiérarchise par performance. La stratégie a remplacé la recherche. La production visuelle est devenue massive, optimisée, parfois même brillante, mais fondamentalement soumise aux logiques de flux et de visibilité. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à me poser une question, qui est en réalité une affirmation : **l’art est dévalué**. Et paradoxalement, nous devrions nous en réjouir.

je ne suis ni un idolâtre de l’art visuel, ni un esthète romantique. Je me définis comme un artisan entrepreneur pluridisciplinaire. J’ai du respect pour les formes, mais pas pour les mythologies. Je constate simplement que l’image, aujourd’hui, a perdu ses repères. Nous vivons une **inflation visuelle sans précédent**, et personne ne semble s’en inquiéter. On s’est habitué à être bombardés d’images sans même chercher à distinguer leur nature, leur origine, leur intention. Quelle est la différence, pour l’œil, entre unJee image produite à 10 000 euros et une photo d’iPhone réussie ? Est-ce qu’elle compte encore ?

La prolifération des contenus numériques a brouillé notre rapport à la valeur esthétique. En dehors des musées ou de quelques publications spécialisées, **où voit-on encore une œuvre dans ce qu’on consomme visuellement ?** Un meme bien tourné peut aujourd’hui provoquer plus d’émotion qu’un shooting de haute couture. Ce n’est pas un jugement, c’est un fait. L’effet prime sur l’intention. L’efficacité émotionnelle supplante l’élaboration

Et le paradoxe, c’est que cette dévaluation ouvre un espace. Elle rend obsolètes les hiérarchies anciennes. Elle permet à d’autres formes d’émerger, plus brutes, plus immédiates, parfois plus sincères. Il ne s’agit pas de regretter une époque mythique, mais de comprendre ce que ce changement implique : **l’art n’est plus un sanctuaire**, c’est un champ de bataille, un marché, un langage parmi d’autres. Et c’est peut-être là qu’il retrouve, malgré tout, une part de nécessité.

La dévaluation n’est pas la fin de l’art, mais la fin d’un régime de légitimation. Le pouvoir symbolique autrefois réservé aux institutions s’est dissous dans les dynamiques virales, les micro-communautés, les interfaces. Ce n’est plus le musée qui sanctifie, mais l’attention collective, parfois éphémère, parfois violente, toujours fragmentaire. Ce déplacement rend les repères flous, mais il invite aussi à repenser les fondements : à quoi sert l’image aujourd’hui, si ce n’est à toucher, à relier, à provoquer ?

Ce qui émerge de cette confusion, ce n’est pas le néant, mais une nouvelle grammaire. Plus fluide, plus imprévisible, plus brutale aussi. L’artiste n’est plus au-dessus du flux, il est dedans, exposé, contraint, mais potentiellement plus libre. Créer sans garantie de pérennité, sans validation extérieure, sans surplomb, c’est peut-être revenir à l’essence : faire parce qu’il y a nécessité de faire. Le reste, c’est du bruit.