Pourquoi la polyvalence est une nécessité

Dans un monde qui valorise l'expertise pointue, défendre la polyvalence relève parfois du combat.
Retour sur un parcours autodidacte qui transforme l'ignorance en force créative.

L'ignorance libératrice du débutant

Le début de ma carrière dans l'audiovisuel, du fait de mon ignorance, je pensais que réalisateur et chef opérateur constituaient la même fonction, que photographier et retoucher ne nécessitaient qu'un ordinateur et un appareil photo, et que le graphisme se résumait à maîtriser Photoshop pour reproduire ce que je voyais. Être autodidacte s'est révélé être une chance à ce niveau-là : aucune limite ne s'est imposée, l'apprentissage n'a jamais cessé.

Cette naïveté initiale s'est révélée être le plus grand atout. Quand on ignore les frontières entre les métiers, on les traverse naturellement. Les formations traditionnelles enseignent les limites avant même la maîtrise des fondamentaux. L'approche inverse - expérimenter d'abord, comprendre les règles ensuite - ouvre des possibilités insoupçonnées.

Dispersé ou spécialisé dans la polyvalence ?

Le plus difficile reste la confrontation aux questionnements : "mais vous êtes dispersé", "quelle est votre spécialité exactement ?" La réponse a toujours été la même : la spécialité, c'est justement cette polyvalence. Les entreprises qui ont compris cette force sont celles qui ont recruté. Une entreprise en construction a besoin dans son équipe de profils qui touchent à tout, des couteaux suisses. Il faut baisser les coûts, optimiser des ressources limitées, c'est pourquoi l'appel en début de projet pour lancer l'ensemble grâce à la maîtrise de domaines variés est fréquent.

Le système français privilégie la catégorisation professionnelle stricte. Développeur, graphiste, réalisateur - chacun dans sa spécialité bien délimitée. Pourtant, les entreprises performantes recherchent des profils capables de naviguer entre les disciplines. Face aux contraintes budgétaires et temporelles, un professionnel polyvalent s'avère plus efficace qu'une équipe de spécialistes cloisonnés.

Mental de fer dans une société en dispersion

Au-delà des aspects techniques et des qualités requises pour prétendre à un tel statut, l'enjeu se situe largement dans l'approche mentale. Le découragement et la comparaison constante représentent des obstacles majeurs. Dans nos sociétés où les troubles de l'attention se multiplient, la capacité à être polyvalent devrait constituer un atout reconnu. La santé mentale se dégrade face aux frustrations quotidiennes, aux algorithmes qui imposent des comparaisons incessantes avec des profils excellents. Vivre pleinement comme polymathe, comme polyvalent efficace dans plusieurs domaines, c'est se réaliser et s'accepter.

Les réseaux sociaux bombardent de références d'excellence dans tous les domaines. Chaque consultation révèle des profils qui maîtrisent déjà multiples compétences. Le découragement précède souvent la tentative. C'est précisément pour cette raison que la polyvalence devient essentielle : pour échapper à cette course effrénée et créer son propre territoire d'excellence.

Da Vinci n'a pas le monopole du génie

L'histoire regorge d'exemples de polymathes. La référence immédiate à Da Vinci rend la discipline intimidante, mais l'humanité dans son ensemble démontre une polyvalence naturelle. L'apprentissage universel caractérise l'être humain, avec des inclinations particulières selon les centres d'intérêt. C'est la société ultra-spécialisée qui a canalisé les individus dans des cursus uniques. Cette critique ne vise pas le système éducatif, mais défend l'idée que la polyvalence reste accessible et possible. En Algérie, dans le village d'origine, tous les cousins maîtrisent la plomberie, l'électricité, la soudure, la mécanique, l'électronique et l'informatique. Cette polyvalence paraît banale là-bas, fruit du temps consacré à l'apprentissage pratique. Cela forge des êtres humains complets et polyvalents, à l'opposé de ce qu'on observe dans les villes occidentales.

Cette référence constante à Da Vinci constitue le piège qui décourage la polyvalence. Elle transforme une capacité humaine normale en génie inaccessible. Les cousins en Algérie réparent des moteurs, installent l'électricité et développent des sites web sans comparaison avec la Renaissance italienne. Il s'agit simplement d'individus intelligents qui ont investi le temps nécessaire à l'apprentissage de ce dont ils avaient besoin.

L'équilibre, pas l'éparpillement

Évidemment, gérer plusieurs activités simultanément présente des difficultés. L'objectif consiste à développer plusieurs centres d'intérêt, travailler intensément et trouver l'équilibre harmonieux. Viser une maîtrise en un an s'avère irréaliste - le processus demande bien plus de temps.

La différence entre polyvalence et dispersion réside dans l'intentionnalité. Le papillonnage sans direction mène nulle part. Le développement conscient de compétences complémentaires crée une efficacité redoutable. Les trois domaines - vidéo, photographie, graphisme - se nourrissent mutuellement. Il ne s'agit pas de dispersion mais de stratégie délibérée.

Répétition, détermination, passion

Un tel développement n'est pas instantané. Il faut aimer le processus et accepter la répétition constante. Les capacités humaines permettent de grandes réalisations, et les enjeux contemporains sont considérables. L'art du travail manuel s'est perdu, tandis que l'accès informationnel ouvre tous les domaines.

L'époque actuelle offre un accès au savoir sans précédent. Plateformes en ligne, tutoriels, formations gratuites - l'apprentissage de n'importe quelle discipline ne nécessite plus que quelques clics. Autrefois, apprendre la photographie exigeait inscription en école, achat de manuels coûteux, recherche de mentors. Le problème ne réside plus dans l'accès à l'information mais dans la discipline nécessaire à son assimilation.

Méthode d'apprentissage universelle

L'apprentissage d'un domaine dépend d'abord de la connaissance des bonnes définitions, de la compréhension des principes fondamentaux à travers l'abstraction, pour en extraire l'essentiel. Il faut ensuite se mettre au travail et rester déterminé.

Peu importe la discipline - photographie, développement, cuisine, mécanique - la méthode demeure identique. Comprendre d'abord la logique sous-jacente, les règles fondamentales qui gouvernent le domaine. Ensuite vient le volume : des heures de pratique jusqu'à l'automatisation. Le processus peut paraître fastidieux et répétitif, mais il constitue la seule voie vers la progression véritable.

Effet domino des compétences

Il est parfaitement possible de cumuler des compétences. L'addition de la vidéo, du graphisme et de la photographie a permis d'explorer de nombreux autres domaines : montage, éclairage, production, organisation, post-production, collaboration d'équipe, communication, marketing, et ce dans plusieurs secteurs. Cette diversification a révélé de multiples perspectives.

La polyvalence génère un effet multiplicateur remarquable : une compétence en entraîne plusieurs autres. La maîtrise photographique améliore la compréhension de l'éclairage vidéo. L'expérience du montage affine l'anticipation des prises de vue. Chaque nouveau savoir-faire démultiplie les précédents. L'addition 1+1+1 ne donne pas 3, mais 10.

Marginalité française et peur de l'échec

L'impact des polymathes reste difficile à mesurer car cette approche demeure marginale en France. L'art de la débrouille s'est perdu, ainsi que la capacité d'échouer sans crainte. Si sacrifier les apparences s'avère trop difficile, il ne faut pas se plaindre quand l'IA supprimera ces emplois.

Le système français privilégie le diplôme sur la débrouillardise, le statut sur la compétence réelle. La peur de l'échec paralyse au point de décourager toute tentative. Résultat : l'arrivée de l'IA avec sa capacité multitâche surprend et déstabilise. Les polyvalents, habitués à jongler et à apprendre rapidement, s'adaptent naturellement. L'IA devient simplement un outil supplémentaire dans leur arsenal, pas une menace existentielle

Khaled Maizi